Article d'Hélène Fresnel -Psychologies

Il court, il court, comme le furet. Insaisissable, désiré, exploité, galvaudé, décrié, célébré, ce moment fugitif est aussi rarement dégusté qu'il est massivement fantasmé.

Le point sur une expérience totale.

L'avez-vous vu passer ? L'instant présent, c'est un peu comme le désir pour Jacques Lacan : il rampe, glisse, fuit, "tel le furet". Nous rêvons d'être dedans en y parvenant rarement. "Vivre l'instant présent signifie être là, entièrement tourné vers un plaisir que procure l'immédiat, être là dans une activité ou, au contraire, une oisiveté en se coupant par la pensée de l'instant qui le précède et de celui qui lui succédera", définit la philosophe et psychanalyste Brigitte Sitbon.

Difficile. Notre existence est en permanence tendue vers le futur, vers la nécessité d'anticiper, d'organiser, de planifier les tâches au travail, à la maison : caler les dates de vacances en fonction des contraintes de chacun dans la famille, réserver les billets de voyage six mois avant le départ pour être sûr d'avoir de la place et/ou de ne pas payer le prix fort, prendre ses rendez-vous médicaux un an à l'avance....

Il faut constamment se projeter tout en appuyant sur l'accélérateur. Le rythme du monde s'apparente à la marche folle d'un tapis roulant déréglé qui se dérobe sous nos pas. Nous passons notre vie à courir pour ne pas chuter : répondre aux mails qui s'accumulent, être "mobile" professionnellement, accepter de se déplacer sans cesse, accumuler les "compétences", être "multitâche", efficace, productif, rapide, flexible et réactif... "Le monde où nous sommes placés n'est plus simplement dynamique, il nous propulse à tout moment en bas de la pente et nous devons la remonter au pas de course (et de plus en plus vite) afin de conserver notre place. Nos équipements et nos logiciels, nos connaissances et nos réseaux de relation deviennent obsolètes et se dévalorisent sans cesse, nos performances et nos positions acquises perdent progressivement leur valeur si nous négligeons de les actualiser et de les accroître", explique dans son dernier livre le philosophe allemand Hartmut Rosa.

Quand le tempo imposé minute par minute par noter environnement dépasse nos capacités, comment espérer profiter de l'instant présent ? Comment ne pas  culpabiliser "dans nos sociétés modernes policées ou l'on court après une optimisation du temps, un maximum de rendement" ? ajoute Brigitte Sitbon, qui constate : "Vivre l'instant présent dans nos sociétés modernes, c'est d'une certaine manière "perdre son temps"." Les freins sont nombreux. Ils sont liés à notre environnement, au contexte, mais aussi à notre nature. Contrairement aux animaux, nous ne sommes peut-être pas doués pour vivre l'instant présent : c'est à sa capacité à se référer au passé pour éviter de reproduire ses erreurs et à anticiper les événements que l'humanité doit son évolution.

Dans son cabinet, la psychologue Sophie Cheval constate bien la permanence de "ce legs de l'espèce : les ruminations et les ressassements du passé rongent les personnes dépressives tans que les projections négatives dans l'avenir provoquent et alimentent les troubles anxieux, note la spécialiste. Ces comportements sont le produit de notre intelligence mise au service de notre survie.

Aujourd'hui, nous sommes en permanence invités à préparer le coup d'après. Ce n'est pas pour rien que les troubles anxieux se développent massivement".

En thérapie, elle essaie d'aider ses patients à ne pas rester bloqués dans un espace-temps, à développer leur fléxibilité mentale afin de pouvoir se pencher sur le passé, envisager l'avenir ou être dans le présent quand le contexte et leurs priorités l'exigent.

"L'instant présent peut nous donner des indications précieuses sur nos émotions, sur nos besoins profonds. Il nous permet de repérer ce qui nous comble quand nous nous sentons bien et, à l'inverse, ce qui nous manque dans nous ne sommes pas à l'aise. Il faut pouvoir le décorréler du bonheur. Je ne suis pas d'accord avec la manière béate, distanciée, standardisée dont on nous invite à en profiter. Ce n'est pas un CD de mindfulness qui va aider mes patients angoissés ou dépressifs. Dire à quelqu'un de se détacher, de prendre de la hauteur quand il souffre, c'est presque de la maltraitance, sous couvert de bienveillance."

Vivre l'instant présent, ce n'est pas essayer d'encapsuler "le temps hors de ses gonds", selon l'expression d'Hamlet, dans une niche de paroles aseptisées, aveugles et sourdes aux mouvement qui bruissent en nous et au dehors ; ce n'est pas faire rentrer se pensées dans une gangue, un moule pour supporter l'insupportable.

Les applis, les livres, les vidéos Youtube, paradis hypnotiques artificiels, peuvent bien se multiplier comme des petits pains et nous, coureurs épuisés, tenter de nous anesthésier en nous recroquevillant sur un instant pour oublier nos maux. Rien n'y fera. Quand ça peut pas, ça peut pas ! En tout cas, pas comme ça. Pas en envisageant l'instant présent en "surface", dans "une forme de soumission, une école de l'obéissance", pour reprendre l'expression de la philosophe Laurence Devillairs.

C'est au contraire en faisant exploser les carcans sociaux, psychiques, et en assumant "une présence radicale" au monde, assure Hartmut Rosa, en "abolissant" passé et futur "dans la conscience intense d'un présent résonant" que nous pouvons vraiment vivre l'instant présent.

Chair et âme s'alignent dans cette expérience profonde, totalement personnelle, d'autant moins fréquente et facile à vivre que notre esprit, bombardé de stimuli extérieurs, "se situe rarement où notre corps se trouve", résume notre consoeur Flavia Mazelin Salvi.

L'expérience n'est pas forcément plaisante (même si elle est toujours instructive), comme le remarque Sophie Cheval. Mais quand elle l'est, "c'est au-delà du bonheur", assure Isabelle, cavalière émérite.

"Cela surgit parfois quand je suis à cheval dans la nature, il y a les bruits de la forêt qui nous entoure, les arbres qui s'agitent doucement devant moi, la crinière de l'animal qui flotte légèrement dans le vent, mon corps et ma tête sont à l'unisson, vibrent au rythme du trot. Je me sens à ma place dans l'univers. Ce sont des moments parfaits". C'est ce que le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi appelle indifféremment l'"expérience optimale" la "zone" ou le "flow", un état caractérisé par un sentiment de concentration énergique, de pleine implication et de plaisir.

L'engagement de l'individu fait disparaître toute distraction, remarque-t-il. 

La concentration est tellement puissante qu'elle contrôle les pensées envahissantes et maîtrise l'anxiété. Elle exclut les interférences. "C'est comme si l'entrée de ma mémoire était fermée", lui raconte un de ses témoins, professeur de physique, alpiniste, évoquant son état d'esprit pendant une ascension.

Hartmut Rosa va plus loin et évoque, lui, le phénomène de résonance : tout à coup, une vibration imprévisible surgit du rapport entre notre moi et le monde, nous touche et nous transforme.

Elle peut être verticale (quand nous nous sentons reliés à plus grand que nous, que nous communiquons avec le ciel, la mer, la nature, les animaux, quand nous contemplons une oeuvre d'art, quand nous prions ou méditons....), horizontale (avec d'autres êtres dans des instants de communion érotique, amoureuse, amicale, affective, intellectuelle), diagonale enfin dans nos interactions avec des objets inanimés (pétrir une pâte, couper du bois, travailler la terre....). Ces expériences ne sauraient être réduites à une simple et unique temporalité, selon lui : "Pour qu'il y ait résonance, il  est indispensable que l'instant présent se déplie et s'ouvre sur le passé ainsi que sur le futur"

Dans cet échange du corps et de l'âme avec le monde, l'instant s'éternise.

Le temps suspend son vol.

Tout à coup, une vibration imprévisible surgit du rapport

entre notre moi et le monde,

nous touche et nous transforme!!!